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Waiting for something, for nothing
Fin d'été et calme plat

Pour la première fois depuis ses débuts en février, cette newsletter a été compliquée à écrire. Pas parce que le sujet que j’avais choisi était difficile à aborder mais plutôt parce que ce dont j’avais envie de parler me semblait être un réchauffé de l’ensemble de mes thématiques de prédilection (le rapport personnel qu’on entretient avec la musique et le digging, l’évolution de nos goûts ou habitudes au fil du temps et des rencontres, etc). J’ai donc décidé d’entreprendre une chose que je fais très peu, si ce n’est jamais — écrire depuis l’endroit où je me trouve actuellement, sans filet de sécurité soigneusement défini à l’avance et au risque de m’éloigner exceptionnellement de mes obsessions.
J’ai commencé l’été en espérant faire le plein d’inspiration pour écrire et de découvertes dans tous les domaines mais je me suis assez vite rendue compte que ce ne serait pas le cas cette année. Cela ne m’a pas empêchée de passer un très bel été en compagnie des personnes qui me sont proches et de me sentir (enfin) ailleurs au moment de partir en vacances, ce qui ne m’arrive quasiment jamais. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais envie d’être dans le “faire” et dans le “vivre” plutôt que dans la théorie (aka mon mécanisme de survie préféré depuis l’enfance). Je me suis demandée avec une certaine amertume ce qu’il resterait de ces mois de juillet et août 2025 si je ne pouvais pas écrire à leur sujet ou les relier à mes fixettes habituelles sur la musique et la création en général. Et j’ai réalisé que cette réflexion des plus anodines était en réalité liée à une injonction bien plus vaste, à laquelle peu d’entre nous peuvent prétendre échapper à l’ère de la démonstration permanente de soi sur les réseaux sociaux.
Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, il devient toujours plus difficile de comprendre si on expérimente les choses pour soi ou pour les raconter, que ce soit en documentant son quotidien sur les réseaux ou à ses collègues autour de la machine à café. Nous vivons à l’ère du récit permanent et de la fictionnalisation de soi et ce n’est pas pour rien si les trends et le marketing ont repris le lexique de la fiction — qu’il s’agisse du main character syndrome, du storytelling ou du fameux “fake it til you make it”. Il faut raconter une histoire partout, que ce soit sur son CV et lors d’un entretien d’embauche, sur son lieu de travail mais aussi lors de ses interactions sociales, quand on se trouve avec des personnes avec qui on sent qu’il est impossible d’être véritablement nous-mêmes. Il faut être passionnant·e, performant·e et en perpétuelle évolution dans tous les domaines, y compris les plus personnels et les plus intimes. Bigger than life, en permanence (promis, j’arrête avec les anglicismes…)
J’ai mis longtemps à admettre qu’il y avait de longues périodes où je n’avais parfois rien de nouveau à raconter (comme tout être humain, en réalité) et les moments de reprise étaient souvent les plus durs, notamment à la fin de ces étés où les seules choses qui me paraissaient dignes d’intérêt étaient mes journées entières passées à lire, à aller au cinéma, à écouter de la musique ou à voir mes amies dans un cadre qui ne sortait aucunement de l’ordinaire. Je comprenais bien que je n’étais pas en mesure de répondre aux attentes de mes camarades, de mes collègues et surtout aux miennes. Mon anniversaire tombe au cœur de l’été et je me maudissais presque chaque année de vieillir sans avoir grandi.
Il aura fallu attendre 2025 pour que je reçoive l’un des meilleurs conseils qu’on m’ait jamais donné, alors qu’il est simple à pleurer. Personne ne nous oblige à évoluer, surtout si l’on ne se sent pas prêt·e à le faire pour une infinité de raisons qui nous appartiennent. Je termine donc l’été en acceptant le fait que je n’ai pas forcément changé sur les sujets qui me préoccupent et que je n’ai pas appris ou découvert un nombre incalculable de choses. J’ai préféré me focaliser sur certains livres ou albums pendant des jours, parfois des semaines. J’ai lu, écouté et regardé des œuvres qui sont des classiques d’hier (Joan Baez) et d’aujourd’hui (Intermezzo de Sally Rooney), dérogeant à ma règle d’or de privilégier les albums, les livres ou les films jugés plus “underground” car ce sont ceux qui me paraissent les plus urgents à défendre et à mettre en avant, dans cette newsletter ou ailleurs. J’essaie d’accepter que, si j’adore passer des heures à découvrir de nouvelles choses dans tous les domaines, j’apprécie tout autant le fait de passer beaucoup de temps avec les mêmes œuvres ou revenir à mes éternel·les favori·tes.
De la même manière, je ne suis pas devenue une personne plus accomplie en l’espace de deux mois ou depuis le début de l’année. Je n’ai rien chamboulé ou révolutionné dans mon existence en dehors d’éléments très modestes et j’ai arrêté de penser que je trouverais un sens à mon existence ou le fameux déclic tant attendu dans la lecture des ouvrages de sciences humaines que j’affectionnais tellement pendant mon master. Et pour être honnête, je ne suis pas mécontente d’en être arrivée à ce stade où il m’est plus agréable de me reposer simplement sur des conseils pratiques, que j’aurais jugé autrefois beaucoup trop simplistes, ou sur les paysages qui m’entourent. Je ne sais pas si c’est l’effet “deuxième moitié de la vingtaine” qui en est responsable, et dont on m’a tant parlé par le passé, mais je prends. Allègrement, sans (trop) me poser de questions pour une fois. À l’instant où j’écris ces mots, il me revient à l’esprit cette phrase d’Annie Ernaux, tirée des Années : “Ce sera le silence et aucun mot pour le dire”. Je n’ai pas pu m’empêcher de retrouver la citation exacte :
“Tout s'effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s'éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d'une table de fête on ne sera qu'un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu'à disparaître dans la masse anonyme d'une lointaine génération”
À mille lieues de l’injonction à avoir des histoires à raconter et à être le·a personnage principal·e se trouve la proposition de n’être momentanément qu’une voix parmi d’autre. Une voix qui aimerait parfois revendiquer la liberté de n’avoir rien à raconter, une voix incertaine, indisciplinée et pleine de défauts. Une voix qui n’a peut-être pas de plan défini pour l’avenir mais dont la seule existence devrait être source d’intérêt et de reconnaissance.
Nouvelles du mois
☆ J’ai créé un nouveau blog en août, composé de courtes recommandations musicales, qui ne se limitent à aucun genre ou époque et sont destinées à celleux qui ont envie de (re)découvrir de la musique en dehors des algorithmes. À l’heure où vous recevrez cette newsletter, vous pourrez déjà y lire deux posts et ma résolution de rentrée est de réussir à tenir un rythme d’au moins deux publications mensuelles (et accessoirement de dérouiller mon anglais, qui me lâche lentement mais sûrement depuis 2021 💔)
Quelques recommandations culturelles
★ Ame Agaru d’Ylia (Balmat, 2023), un superbe disque d’ambient/electronica à la fois cathartique et réconfortant, au sujet duquel vous pouvez retrouver une chronique sur le blog mentionné ci-dessus.
★ Bugland de No Joy (Sonic Cathedral, 2025), un album surprenant et nostalgique, qui est un mélange entre shoegaze et electronica (entre autres) avec des glitch savamment dosés et des riffs de guitare âpres et rugueux qui transforment momentanément notre cage thoracique en mur du son. La voix de Jasamine White-Gluz est douce et éthérée, sauf dans “Jelly Meadow Bright”, la magistrale clôture de l’album, qui se pare d’accents nü-metal et d’un saxophone virevoltant.
★ I Like Movies (Chandler Levack, 2022) est un film qui relate l’histoire de Lawrence, un jeune cinéphile solitaire de 17 ans, dont le rêve est de s’échapper de la petite ville canadienne où il a grandi pour étudier le cinéma à la NYU. La réalisatrice évoque avec justesse et humour cette période de l’adolescence où l’on a parfois l’impression que le monde entier tourne autour de ses rêves et que tout va changer à partir du moment où on quittera le lycée (spoiler : ça ne se passe comme ça).
★ Tenir sa langue, Polina Panassenko (Éditions de l’Olivier, 2022) est un roman autobiographique qui raconte la bataille de l’autrice avec la justice française pour continuer à porter le prénom qu’on lui a donné à la naissance. En filigrane, se dessine aussi le récit de l’exil et de l’arrachement forcé à la Russie, l’apprentissage du français et la cohabitation de cette langue avec le russe dans un contexte de double-culture. Un récit à la fois acéré, juste, drôle et poignant où Polina Panassenko ne cesse de malaxer et de triturer la langue et les codes qui la régissent afin d’en révéler les secrets et les absurdités.
★ Avec toi et seule d’Erica Lennard (Actes Sud, 2025) est un dialogue entre les photographies de cette dernière, présentées pour la première fois lors de son exposition Les femmes, les sœurs à la galerie Agathe Gaillard en 1976, et les poèmes de sa sœur Elizabeth, qui est le sujet de la plupart de ces images ainsi que leurs nombreuses amies. Un magnifique exemple de female gaze jusque dans les nus où ces dernières fixent résolument l’objectif et semblent écrire leur histoire de concert avec celle qui les immortalise.

Erica Lennard - Elizabeth, California, Spring (1970)
Je vous laisse prolonger un peu l’été avec ce classique plein de nostalgie des Beach Boys, avec lesquels j’ai beaucoup aimé passer une longue partie de mes vacances, notamment après avoir appris avec tristesse le décès de Brian Wilson en juin. Sous leurs dehors ensoleillés et faussement cheesy, peu de groupes ont capturé aussi bien le passage du temps et la douleur sourde laissée par ce dernier.
Prenez soin de vous en septembre et rdv début octobre dans vos mails ★ˎˊ˗