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Some kind of change, some kind of spinning away
Pour en finir avec la séparation entre le dehors et le dedans

L’équilibre entre intérieur et extérieur est parfois difficile à trouver si l’on est une personne introvertie et/ou qu’on a besoin de passer de nombreuses heures sur des projets artistiques individuels. Dans une époque où le temps libre est devenu un véritable privilège, on a tendance à s’isoler avec une certaine volupté dans cette bulle protectrice, qui permet de se focaliser sur son intériorité afin de se ressourcer ou de créer. L’environnement qui nous entoure peut alors avoir tendance à s’estomper, surtout si on dispose d’intérêts spécifiques et qu’on peine à se détacher de ces derniers ou qu’on recherche une échappatoire dans la fiction et dans son imagination dès que l’occasion se présente.
Pendant de très longues années, j’ai été sûre de peu de choses à mon sujet en dehors du fait que j’étais une personne “d’intérieur”. Je me reposais en étant chez moi ou simplement dans ma tête et je n’appréciais rien de plus que de passer des après-midis ou des soirées à écrire, lire, écouter de la musique et, plus récemment, enregistrer des mixes. En dehors des moments vécus avec ma famille et mes ami·es proches, chaque minute passée à l’extérieur de cet espace clos, aussi riche qu’anxiogène, me paraissait être une perte de temps. Mon emménagement dans une grande ville en 2020 n’a rien arrangé — j’avais déjà abordé ce point dans ma newsletter de février, sous l’angle d’un rapport au bruit conflictuel — et l’extérieur est devenu associé à un volume sonore trop élevé, doublé d’une effervescence que je peinais à maîtriser.
À cela s’ajoutait le fait que je ne me considérais pas du tout comme une personne sportive. Au contraire, les cours d’EPS au collège et au lycée étaient ce qui se rapprochait le plus de la torture pour moi, en dehors des fins d’année où il nous était octroyé le droit de “faire plante verte” sur la pelouse du stade (🙃). Il ne m’était donc jamais venu à l’idée d’avoir une activité physique en dehors de ce qui m’était imposé à l’école et j’ai passé mes épreuves de bac d’EPS en songeant avec délectation que c’était la dernière fois de mon existence que je faisais du sport. Je n’étais pas non plus avide de nature et de temps passé en plein air. Pendant les promenades du dimanche en compagnie de mes parents et de ma sœur, je me réfugiais dans une forme de rêverie, incapable de profiter des forêts, des montagnes ou des champs qui m’entouraient et impatiente de retourner à ce qui me paraissait essentiel — un projet d’écriture ou de vidéo, une lecture passionnante, un film, une série — sans jamais me fondre dans cet instant présent qui ne m’importait guère à cette période.
Au moment de la pandémie, j’ai passé l’ensemble des confinements chez mes parents et me suis trouvée forcée de renouer timidement avec la marche, comme l’ont fait beaucoup de personnes, pour des raisons à la fois physiques et psychiques. À cette occasion, j’ai découvert des chemins inconnus, et des rues que je n’avais jamais empruntées dans le village où j’ai passé mon enfance et mon adolescence, et ces courtes balades m’ont aidée à rendre supportable cet enfermement qui n’était plus choisi. Néanmoins, ces circuits répétitifs, associés à une période qui a laissé de très mauvais souvenirs à beaucoup d’entre nous, ont fini par me provoquer une forme d’aversion. Je m’étais bel et bien mise à marcher — et par conséquent, à pratiquer une activité physique régulière — mais il s’agissait davantage d’une forme de survie et d’obligation que d’un plaisir.

Mai 2025
Il y a presque deux ans, j’ai quitté la ville pour revenir habiter à la campagne. Au départ, j’ai eu peur de ressentir un manque, en dépit de l’anxiété que provoquait chez moi la vie citadine. Il y avait toujours la possibilité d’être occupé·e, de se rendre au cinéma, dans un café, de découvrir une nouvelle librairie ou d’aller à la BU à pied. J’ai appréhendé une sensation de vide qui n’est jamais venue car je me suis rapidement remise à faire de courtes promenades, en prenant le temps d’observer le paysage qui m’entourait. Peu à peu, je suis devenue incapable de m’abstenir de ces moments de plus en plus longs, dans la forêt ou au bord de ce canal bordé par les tilleuls et les acacias. Ces heures passées à l’extérieur, à la fois en mouvement et dans mon esprit, m’ont permis de comprendre que cette scission entre le “dedans” et le “dehors”, ou entre nous-mêmes et l’environnement qui nous entoure, est bien plus poreuse et complexe qu’on ne l’imagine. Si j’arrête de marcher, je peux aussi bien m’arrêter d’écrire ou d’enregistrer des mixes car ces balades stimulent ma créativité et mon imagination en me plongeant dans un état de cohésion avec ce qui m’entoure. Celles et ceux qui ont lu les Lettres à un jeune poète de Rilke se souviennent peut-être de ce célèbre conseil adressé par ce dernier à l’aspirant poète Franz Xaver Kappus :
Vous regardez vers l’extérieur, et c’est justement cela, plus que tout au monde, qu’il vous faudra éviter en ce moment. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’y a qu’un moyen, un seul. Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire : vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir.
J’ai longtemps considéré cet extrait comme une incitation à rester en moi-même (ou dans mon intérieur) et à ne pas m’aventurer vers des choses qui me paraissaient trop éloignées de mes centres d’intérêt. Or, le temps passé dans la nature, et la confrontation à l’altérité de manière générale, ne représentent en aucun cas des freins pour créer (quand on en a les possibilités physiques et/ou psychiques), contrairement à l’immobilité. Cette vision des choses est un vestige supplémentaire du cliché de l’artiste maudit·e, qui nourrit sa psyché et son art au détriment de son corps, ce dernier devant nécessairement se trouver déconnecté de son activité créatrice. Il est impossible de s’auto-nourrir en permanence, qu’il s’agisse d’inspiration ou d’activités faites sur son temps libre. De mon côté, je relie étroitement ce temps passé dans la nature et toujours plus en mouvement au fait d’avoir (enfin) commencé à demander conseil dans les domaines de l’écriture ou du DJing, que ce soit à mes ami·es et aux personnes que j’admire dans ces sphères (qui sont parfois les deux à la fois !) Cela demande du courage mais permet aussi d’apprendre énormément de choses, aussi bien sur les autres que sur soi, et d’être en questionnement permanent avec sa pratique.
Je me permettrai donc de contredire Rilke sur ce point : nous avons tous·tes besoin de pouvoir nous élancer dehors, de préparer un sac à dos ou des baskets pour une randonnée ou tout simplement de demander conseil aux autres, en fonction de nos caractères, de nos capacités physiques et de nos besoins, qui sont tous différents. Peut-être faudrait-il davantage lutter contre les définitions limitantes et culpabilisantes de l’extérieur — un temps nécessairement passé dans des contextes sociaux, souvent bruyants, et dans des environnements bondés — en valorisant davantage les sorties en solitaire ou à plusieurs dans des environnements naturels, les interactions avec la faune et la flore de ces mêmes espaces ou les messages adressés aux bonnes personnes.
Nouvelles du mois
☆ J’ai enregistré un nouveau mix aux accents hardcore et expérimentaux intitulé “katharsis (all the things i left unsaid)”. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un mix exutoire, destiné à exprimer en musique des choses tues depuis longtemps. Il s’inspire des expérimentations de la grande Diamanda Galás dans les chambres anéchoïques, où cette dernière s’est enfermée pendant des heures afin de hurler/chanter ses angoisses et ses peurs sans être entendue par personne, mais aussi de hexed! d’aya, un superbe album sorti ce printemps chez Hyperdub que je vous recommandais dans ma newsletter d’avril.

Quelques recommandations culturelles
★ Grâce aux recommandations toujours avisées de ma précieuse amie Solène (je vous avais déjà conseillé l’écoute de ses magnifiques mixes), j’ai écouté en boucle Greyhound Days de Patrick Shiroishi et Piotr Kurek, sorti début mars chez Mondoj. Il s’agit d’un album à la fois aérien et hypnotisant dont la magie réside dans un entrelacs subtil entre piano, saxophone ténor et basse. C’est un disque très doux, qui incite à la lenteur et à la méditation, idéal pour des balades ensoleillées ou la contemplation des rayons de soleil dans la rivière ou le fleuve de son choix.
Il m’était impossible de ne pas mentionner l’une des sorties que j’attendais le plus cette année, à savoir Big City Life de Smerz, sorti chez Escho le 23 mai. Il s’agit d’un disque à mi-chemin entre pop expérimentale aux accents indie rock et collage électronique, dont les paroles sont aussi géniales qu’absurdes. L’univers du duo formé par Katharina Stoltenberg et Henriette Motzfeldt me rappelle celui de Lolina, une autre artiste que j’apprécie énormément, dont le dernier album évoque une série de poèmes sonores à la fois mélancoliques et drôles, qui semblent avoir été écrits dans les notes d’un téléphone à 1h du matin. Si vous avez aimé Big City Life, n’hésitez pas à écouter les quatre émissions proposées ce mois-ci par Smerz pour le Early Bird Show de NTS, dans lesquelles vous retrouverez des démos inédites et leurs influences, qui vont de la musique classique à la synthpop. Et soyez assuré·e que “Feisty” deviendra votre futur tube de l’été.
★ Niveau lecture, j’ai beaucoup apprécié Art queer. Histoire et théorie des représentations LGBTQIA+ de Quentin Petit Dit Duhal (Editions Double Ponctuation, coll. Point d’interrogation, 2024). Cet essai essentiel et inspirant est très accessible pour les personnes qui s’y connaissent peu en matière d’histoire de l’art (comme moi) et reprend aussi des points importants de l’histoire et des théories queer, tels que les émeutes de Stonewall ou la performativité du genre théorisée par Judith Butler dans Trouble dans le genre. Il propose (entre autres) une histoire des représentations des genres et des sexualités dans l’art moderne et contemporain mais aussi des pistes pour “queeriser la recherche” et créer des “musées queer d’art”, en prenant notamment exemple sur les musées de société, tels que le Museum of Transology.
★ J’évoquais mon manque de motivation à l’idée de regarder des films dans ma newsletter précédente mais je me suis rattrapée ce mois-ci avec plusieurs coups de cœur cinématographiques dont Notre petite sœur de Hirokazu Kore-eda (2015), adapté du manga Kamakura Diary de Akimi Yoshida. Ce film tendre et profondément mélancolique raconte l’histoire de trois sœurs, qui vivent ensemble dans la maison de leurs grands-parents, et décident de recueillir Suzu, leur demi-sœur, suite au décès de leur père qui les avait abandonnées pour fonder une nouvelle famille des années auparavant. En dépit de la mort omniprésente et de la gravité des thématiques abordées, le film ne perd jamais sa légèreté et constitue une défense de la sororité (au sens littéral du terme) et de la famille choisie. Lors de mon visionnage, j’ai beaucoup pensé à Strawberry Shortcakes de Hitoshi Yazaki (2006), adapté du manga éponyme de Kiriko Nananan, qui m’avait bouleversée il y a trois ans en dépit de son aspect tragique (ne vous fiez surtout pas au titre 🙃). Cependant, si Strawberry Shortcakes dépeint avec beaucoup de nihilisme et de désespoir le quotidien de quatre jeunes femmes très différentes dans le Tokyo du début des années 2000, Notre petite sœur demeure un film lumineux et bercé par le renouveau, à l’image du cycle des saisons symbolisé par la végétation recouvrant les tombes du cimetière de Kamakura et l’éclosion des fleurs de cerisiers.
Ce mois-ci, j’ai aussi beaucoup réécouté Enya après avoir lu un bel article à son sujet dans le fanzine Peasant, qui rappelle que sa musique a été injustement limitée à la sphère new age en dépit de son succès et que cette dernière est surtout une merveilleuse chanteuse et musicienne, dont les morceaux ont été écrits en anglais mais aussi en gaélique et en latin par la poétesse Roma Ryan.
Je clos donc cette newsletter avec ce très beau morceau extrait de l’album Shepherd Moons, en espérant qu’il vous donnera envie de (re)plonger dans sa discographie en ce presque début d’été 🦋🌊🪁
Merci d’avoir lu cette newsletter ☆ Si elle vous a plu, n’hésitez pas à la faire vivre en la partageant autour de vous ! Rendez-vous le lundi 30 juin dans vos mails pour la prochaine :)
