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Playing Classics
Légitimité et "classiques" de la musique
Ces derniers mois auront été marqués par une replongée dans un univers que je pensais avoir laissé définitivement derrière moi et qui n’est autre que celui des “classiques” de la musique. Réécouter des artistes tels que Bob Dylan ou Jimi Hendrix m’a fait l’effet d’un retour à la maison où l’on retrouve des visages et des objets familiers et réconfortants, mais dont on s’est éloigné·e pour une bonne raison.
Lorsqu’on entame la discographie d’un·e artiste ou d’un groupe jugé·e important·e, notre écoute n’est jamais neutre. Si certaines références nous semblent être incontournables, ce n’est pas seulement en raison de la richesse de la production, de la profondeur d’une ligne de basse ou de l’écriture des paroles, mais aussi parce que l’écoute et la découverte sont précédées par un discours, qui nous place dans une posture favorable pour apprécier le disque avant même d’avoir lancé le premier morceau. Ce fameux discours n’est pas forcément l’œuvre d’un·e auteurice spécifique — même si les noms de certain·es artistes ou genres musicaux peuvent parfois se confondre avec ceux des personnes qui ont écrit à leur sujet (à titre d’exemple, il est difficile de ne pas songer à Simon Reynolds quand on pense au post-rock ou à la culture rave) — il est aussi largement véhiculé par l’opinion publique et par les voix des personnes qui nous entourent. Les discours qui collent à ces disques et artistes rappellent que l’histoire des musiques dites populaires — comme celle de l’art, du cinéma et de la littérature — est similaire à un socle commun à maîtriser.
Adolescente, j’ai passé des heures à dresser des listes d’albums essentiels à écouter, principalement dans le domaine du rock. La lecture d’un numéro de Rock & Folk ou d’encyclopédies sur la musique me donnait le vertige car j’avais l’impression que je ne posséderais jamais l’ensemble de ces clés qui ouvraient toutes sur des portes communicantes : il me manquerait toujours telles démos essentielles ou l’écoute de toutes les inspirations de tel·le artiste, dont la discographie seule me semblait déjà bien trop vaste. Contrairement à l’école, puis à l’université, où les lectures imposées m’insupportaient, je voulais absolument être une bonne élève dans ce domaine. Il me semblait naïvement que je pensais par moi-même alors que ces critères d’appréciation et d’écoute me précédaient parfois d’une soixantaine d’années et avaient généralement été fixés par des hommes.
À partir du moment où l’on s’en rend compte, il est assez réjouissant de faire dégringoler ces monuments de quelques étages dans sa mythologie personnelle, surtout quand on sait que les dits classiques sont très souvent les arbres qui cachent la forêt — qu’il s’agisse de la focalisation sur des œuvres conçues par des hommes blancs cis hétéros et de l’invisibilisation des artistes, auteurices ou musicien·nes issu·es de minorités qui en découle depuis des siècles, sans oublier la prévalence de certaines formes ou genres (la BD étant si mal considérée qu’on s’est mis·e à employer le terme de “roman graphique” pour lui redonner des lettres de noblesse). C’est ainsi que j’ai passé plusieurs années à me concentrer quasi exclusivement sur des œuvres issues des “marges” — quelles qu’elles soient — parce que je les voulais vierges de tout discours (ce qui demeure un vœu pieux) ou mieux encore, que ces derniers soient directement façonnés par leurs créateurices. Ces œuvres plus alternatives, parfois oubliées ou très peu connues, m’ont aidée à me décentrer d’une appréciation normative de la musique, dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises. J’ai arrêté de me sentir en dessous de tout parce que je n’avais pas reconnu le son de telle pédale d’effet dans un morceau de shoegaze ou que je n’avais pas écouté la totalité de la discographie d’un artiste plébiscité par les critiques. Ces livres, ces albums ou ces films m’ont fait l’effet d’une bouffée d’air frais et ce sont toujours ces dernier·es que j’ai envie de mettre en avant dans mes textes ou dans mes mixes. Avec le temps, j’ai réalisé qu’en terme de goûts musicaux comme dans d’autres domaines, j’avais besoin d’être nourrie par une multitude de sources, de genres et d’approches différentes. J’ai souvent admiré mes ami·es capables de se focaliser sur un ou plusieurs genres musicaux et d’en devenir de véritables spécialistes car cela n’a jamais été mon cas. J’ai également exprimé cela ailleurs à plusieurs reprises mais je ne serai jamais une puriste de la musique, aussi bien en terme de maîtrise des classiques que de l’écoute d’artistes underground.
Aujourd’hui encore, je me surprends à ouvrir des yeux ronds en lisant des critiques ultra négatives de sorties récentes qui ont été des coups de cœur en ce qui me concerne. À chaque fois, je ne peux m’empêcher de remettre en cause ma légitimité à écrire sur la musique (voire à l’apprécier) quand un album qui tourne en boucle dans mes oreilles se fait roast dans les règles de l’art, notamment parce qu’il est jugé trop peu référencé vis-à-vis de ce fameux socle commun et que je fais partie des malheureux·ses qui n’ont pas écouté la discographie entière des Beatles ou de Bob Dylan et qui considèrent qu’il y a eu de très bonnes choses après le Velvet Underground (pardon). Une fois de plus, je me retrouve donc dans la posture de la personne qui est loin d’avoir les références ou le langage adéquat pour parler de la musique. À partir du moment où l’on fait ce constat, plusieurs solutions s’offrent à nous : s’injecter en intraveineuse la liste des 500 meilleurs albums de tous les temps selon Rolling Stone pendant l’ensemble de son existence (cf. cette vidéo de Yayla, qui réalise une expérience d’écoute très intéressante) ou admettre qu’il nous manquera à jamais des références, que ce soit en terme de classiques ou de musiques alternatives, et que ces soi-disant lacunes font aussi partie intégrante de notre subjectivité quand on écrit.
Dans le domaine de la musique, du cinéma ou de la littérature comme dans la vie, j’en suis venue à réaliser que l’important était moins l’œuvre ou la chose en elle-même que la personne qui nous en parle. Au risque d’en décevoir plus d’un·e, je ne crois pas qu’il existe d’œuvres incontournables. Au contraire, chacun·e est en droit de se créer son propre panthéon de chefs-d’œuvre, tous genres confondus, et il est profondément injuste que la culture soit utilisée comme un outil d’évaluation et de mépris de classe, car c’est aussi et surtout ce qui se cache derrière la soi-disant maîtrise des classiques — ou à l’inverse, le fait de jouer à qui est le ou la plus alternatif·ve, une autre version de l’indémodable qui fait pipi le plus loin 🙃
Les voix qui m’inspirent ou me donnent envie de me diriger vers une œuvre sont nombreuses. Il y a ma sœur et mes amies, dont les goûts musicaux, cinématographiques et littéraires m’influencent au quotidien parce que tout ce qui les intéresse m’intéresse. Il y a aussi toustes celleux que je ne connais pas personnellement mais dont je suis le travail avec admiration et curiosité depuis des années parfois, au gré de leurs livres, de leurs articles, de leurs mixes, de leurs fanzines ou de leurs podcasts. Les passeuses et passeurs qui nous mènent à une œuvre sont parfois plus important·es que cette dernière et peuvent nous amener à élargir notre zone de confort. Qu’iels vous conduisent à vous initier à la discographie de Bruce Springsteen à 26 ans ou à d’obscurs joyaux deconstructed club n’a pas tant d’importance que ça. Comme le dit une phrase des plus clichées, le voyage importe souvent plus que la destination.
Nouvelles du mois
☆ Pour la série d’interviews sur la musique qui continue sur mon blog, j’ai posé quelques questions à Christine Denamur, graphiste à Luma (Arles) mais également musicienne, productrice et chanteuse, qui a plusieurs résidences sur Ola Radio. Dans cette interview, elle parle de ses premiers souvenirs musicaux, de ses artistes de cœur, de son rituel de création musicale et de son rapport ambivalent avec la mémoire.
☆ J’ai réalisé un mix consacré aux ruptures amicales et romantiques qui a été diffusé sur la très chouette radio Systems le 20 octobre. L’objectif de ce mix était de créer une sorte “d’anatomie du deuil relationnel” (oui, rien que ça), en se questionnant aussi bien en musique que par le biais d’extraits sonores de films et de séries sur ces moments de rupture et de nouveaux départs dans nos relations avec les autres, tout en excluant les relations “toxiques” ou l’amour à sens unique. La rediffusion du mix est disponible ici ˙⋆✮

Quelques recommandations culturelles
★ Unobsession - Taraneh (TYPE YES, 2025) : Le dernier album en date de Taraneh, une artiste irano-américaine dont je suis le travail avec grand plaisir et intérêt depuis 2023. Unobsession adopte un virage plus brut et saignant que A Fleeting Feeling (2022) et New Age Prayer (2024) mais si vous appréciez les hybridations shoegaze/nü metal/indie rock, vous devriez savourer l’écoute de ce disque, qui dissèque minutieusement la thématique de l’obsession. J’en ai fait une chronique détaillée sur mon blog dédié aux découvertes musicales.
★ Indices, Zadie Smith (tr. Sika Fakambi, Folio, 2021) : Ce court ouvrage rassemble six textes de Zadie Smith, écrits pendant la pandémie. Cela permet de réaliser une fois de plus que les sujets traités par l’autrice demeurent (malheureusement) intemporels, qu’il s’agisse de violence et d’agressions systémiques, de la manière dont on appréhende la souffrance selon sa classe sociale, sa couleur de peau, ses handicaps potentiels son genre ou son orientation sexuelle, mais aussi la façon dont les frontières entre travail et temps libre se sont progressivement estompées. On y trouve également de très belles réflexions sur l’écriture et la façon dont cette dernière permet de rebâtir un monde à son image, pour le meilleur et pour le pire. Une lecture marquante et douloureusement actuelle car, comme le rappelait Bruno Latour dans Où suis-je ?, “le confinement est définitif”.
★ Impossibles adieux, Han Kang (tr. Kyungran Choi et Pierre Bisiou, Éditions Grasset, 2023) : comme ma spécialité est de ne pas suivre l’actualité littéraire et de lire sans me préoccuper des dates de sorties (🤓), je me permets de recommander avec beaucoup de retard le dernier roman en date de l’autrice sud-coréenne Han Kang, qui a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2024. Il s’agit d’un livre aussi bouleversant qu’étrange, situé à la frontière de la vie et de la mort, abordant à la fois le traumatisme du soulèvement de Jeju (1948), qui s’est soldé par le massacre de 15000 à 30000 civils, et le récit d’une très belle amitié entre deux femmes qui transcende les frontières de l’espace-temps sur une île pétrifiée par une tempête de neige.
Comme d’habitude, cette newsletter se conclut en musique avec un morceau qui m’a beaucoup accompagnée pendant le mois d’octobre, notamment en raison de son air de saxophone soprano aussi doux, vacillant et source d’espoir que la flamme d’une bougie dans l’obscurité (le reste de l’album est très chouette aussi).
Passez une belle suite d’automne et rendez-vous en décembre pour une newsletter de fin d’année (déjà…), qui sera exceptionnellement publiée le troisième lundi du mois pour être en accord avec la période des bilans culturels ⋆.˚