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If you leave something behind, you gain something too
Dans l'attente de retrouvailles avec le cinéma

Constatez-vous un changement dans votre rapport au cinéma au fil des années ? L’impression que les films qui vous plaisaient tant à l’adolescence ne vous semblent plus regardables aujourd’hui ou que vous passez beaucoup moins de temps qu’avant à voir des films, que ce soit sur petit ou grand écran ?
De mon côté, j’ai l’impression que cela fait des années que je visionne de moins en moins de films et avec le temps, le moins s’est transformé en absence quasi totale de cinéma dans mon quotidien. Je me souviens avec stupeur de mes années de lycée, durant lesquelles il était très rare que je ne visionne pas au minimum deux ou trois films par semaine. Aujourd’hui, je m’estime satisfaite si j’en regarde un par mois — et encore, il s’agit d’un cas de figure de plus en plus rare. J’aimerais dire que le temps suspendu devant un film me manque, comme cela a longtemps été le cas, mais je ressens de moins en moins ce vide, essentiellement parce que la musique prend énormément de place dans ma vie, que je parviens à lire quotidiennement et que je passe rarement une soirée sans m’installer devant un épisode de ma série du moment. À présent, j’ai définitivement perdu l’habitude de regarder des films chez moi — tout en appréciant toujours de me rendre au cinéma si l’occasion se présente — et je souhaitais donc m’interroger sur les raisons qui m’ont poussée à mettre le septième art de côté, alors que ce dernier a pourtant occupé une place essentielle et obsessionnelle de mon enfance jusqu’au début de l’âge adulte.
Il me semble avoir déjà mentionné l’une d’entre elles dans ma newsletter de février. Si vous disposez d’un ou plusieurs abonnement·s à des plateformes de VOD, peut-être vous arrachez-vous aussi les cheveux dès qu’il s’agit de trouver un film à regarder dans un catalogue qui regorge de possibilités. Ces derniers me rappellent cette scène de la série Broad City où le personnage de Jaime se trouve incapable de se décider dans un magasin de yaourts dont les saveurs sont rangées dans des tiroirs qui montent jusqu’au plafond. Si je ne souhaite pas blâmer l’offre VOD pour mon inaptitude à prendre des décisions ou affirmer qu’il faudrait revenir au strict minimum, je suis néanmoins persuadée que cette dernière a considérablement modifié notre rapport au cinéma, surtout pour celles et ceux qui ont connu l’époque des DVD (même si les irréductibles affirmeront certainement que ce support avait déjà considérablement modifié notre rapport avec les salles obscures). Ces dernières années, regarder un film était davantage devenu une manière d’occuper mon temps ou de me préparer à dormir — le tout en choisissant soigneusement la durée idéale pour que cela ne me pousse pas à me coucher à des heures impossibles. Ma conception du cinéma durant mon enfance et mon adolescence n’avait rien à voir. Il s’agissait d’un événement à part entière et d’un moment privilégié, soigneusement planifié avec mes parents et/ou ma sœur quand nous étions petites, d’un véritable saut dans le fiction qui marquait souvent mon quotidien à jamais. J’aimais me laisser influencer par l’attitude d’un personnage, par ses valeurs ou par une histoire qui me donnerait ensuite envie d’écrire ou un nouvel angle de vue qui m’aiderait à considérer le monde qui m’entourait sous un jour nouveau.
Pendant l’enfance, les comédies musicales et les vieux films hollywoodiens avaient ma préférence mais cela a radicalement changé à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Je m’aventurais de plus en plus vers les classiques qu’il “fallait avoir vu” ou des films violents, aussi bien d’un point de vue physique que psychologique, recherchant des sensations fortes et à augmenter toujours plus ma vision du monde en me confrontant à des situations qui se trouvaient à mille lieues de mon quotidien. J’ai fonctionné ainsi jusqu’à 2022, en creusant dans les filmographies de Lars von Trier, Gaspar Noé ou Michael Haneke et en regardant des films tels que Lilja 4-ever de Lukas Moodysson (2003) ou Nothing Bad Can Happen de Katrin Gebbe (2013), qui évoquent crûment le trafic humain ou la descente aux enfers d’un jeune homme dépourvu de toute méchanceté au sein de la famille qui l’a recueilli. Je ne dis pas que ces films ou ces réalisateur·ices sont mauvais·es ou indignes d’intérêt — j’ai dans mon entourage proche plusieurs personnes qui apprécient ces derniers ou la catharsis qu’ils procurent en mettant en lumière les pires zones d’ombre de l’être humain. Néanmoins, j’ai fini par constater que ces œuvres ne correspondaient pas à ma sensibilité et que visionner ce genre de films sans prêter attention à mes limites — et avant de dormir, qui plus est — avait grandement contribué à me dégoûter du cinéma.
Néanmoins, j’ai réessayé à de nombreuses reprises de rallumer cette flamme éteinte, en profitant des promos proposées par Mubi ou La Cinetek, en dressant de longues listes de films ou en me promettant chaque année depuis 2021 de venir à bout du Criterion Challenge. Sans surprise, ces tentatives se sont toutes soldées par des échecs. Je me trouvais plus intéressée par la promesse de voir des films que par le fait de m’y confronter réellement. Peu à peu, le cinéma était devenu pour moi synonyme d’ennui ou de malaise, et le simple fait de passer 1h30 devant un film me donnait la sensation désagréable d’être captive.
Depuis ces trois dernières années, je suis donc devenue une amatrice de séries plus forcenée encore que pendant mon enfance et mon adolescence. J’apprécie de m’attacher à des personnages et de les accompagner (ou de me laisser accompagner par elleux) pendant des semaines ou des mois entier·es, tout comme j’apprécie de faire des débriefings avec ma sœur et mes amies ou d’écouter des podcasts sur le sujet. Les séries ont le pouvoir de rassembler, de provoquer des débats passionnées ou de construire et élaborer des personnages et des situations complexes sur le temps long. Elles créent également une forme de routine et de régularité bienvenue dans un quotidien parfois marqué par l’absence de rythme ou le trop-plein. De mon côté, les séries m’ont permis de revenir à l’essentiel et de réfléchir à ce qui me plaît (ou non) dans le cinéma, mais aussi à l’ensemble de mes relations, à mes envies pour l’avenir ou à des événements passés.
J’ai souvent lu ou entendu des critiques qui se moquaient de l’idée selon laquelle un·e réalisateur·ice doit éprouver une forme d’amour ou d’empathie pour ses personnages. Ces derniers affirmaient que cet élément ne suffisait pas à réaliser un bon film et c’est absolument vrai, mais en ce qui me concerne (et cela n’engage que moi), la présence de ce dernier en fait au moins un film regardable. J’aime les cinéastes qui se confrontent à l’altérité et qui creusent dans les coquilles nacrées des relations humaines avec attention et délicatesse tout en suggérant les choses plus qu’en les montrant. Si j’examine les œuvres cinématographiques qui m’ont le plus marquée ces dernières années, je constate que celles qui ont ma préférence examinent toutes tendrement et minutieusement des relations amicales, familiales ou romantiques ou les liens qui unissent des humain·es à des paysages, des territoires ou à la situation politique de leur pays. En vrac : Past Lives de Celine Song (2023), El Agua d’Elena López Riera (2022), À Son Image de Thierry de Peretti (2024), Toni Erdmann de Maren Ade (2016 - merci à Fatma, qui m’a fait découvrir ce film si marquant et tant d’autres ♡) ou Running on Empty de Sidney Lumet (1988), pour ne citer que quelques exemples. Ces films prennent le temps de s’attarder sur leurs personnages, sans mièvrerie aucune, à base de plans-séquences qui transforment une jeune photographe en témoin de l’histoire de son pays, de rivières en crue qui lient une adolescente aux femmes qui la précèdent, d’un jeune homme qui se sépare de sa famille avec beaucoup d’émotion et de bienveillance pour vivre sa vie ou d’une relation romantique entre deux ami·es d’enfance toujours destinée à ne jamais advenir.
Pour comprendre ce que l’on aime véritablement ou se réconcilier avec ce qu’on a délaissé, peut-être faut-il revenir à ses œuvres préférées et à celles qui nous ont construit·e, en les décortiquant avec passion et tendresse et en les recherchant ensuite où le vent nous mène, à l’image de ces lieux que l’on passe l’ensemble de son existence à traquer à nouveau. L’attachement pour le cinéma ne se perd donc jamais vraiment quand on l’a éprouvé l’espace d’un instant. Il suffit parfois de retrouver un DVD visionné un nombre incalculable de fois avec sa sœur ou de se laisser émouvoir une nouvelle fois par l’histoire d’un père qui devient un autre pour redonner de la joie à sa fille si sérieuse.
Nouvelles du mois
☆ Ce mois-ci, j’ai eu la grande joie de publier sur mon blog une interview de Fatma, partner in crime éternelle dans la vie et dans la création de playlists communes depuis 4 ans déjà. Lorsque j’ai débuté ma série d’interviews de DJs, diggers et passionné·es de musique, j’ai tout de suite pensé à Fatma, qui m’a tant apporté et inspirée d’un point de vue musical et artistique, et ce dès le début de notre amitié. Je vous recommande donc d’aller lire ses réflexions sur les différences entre son rapport à la musique à l’adolescence et à l’âge adulte, son meilleur souvenir de concert et ses incroyables recommandations. Un grand merci à elle de s’être prêtée au jeu de l’interview dans notre café préféré ♡
☆ Après avoir commencé à déserter de plus en plus Instagram depuis l’été dernier, j’ai enfin quitté officiellement ce réseau qui me rendait très anxieuse pour migrer vers Mastodon !
Quelques recommandations culturelles
★ Avril aura été un mois particulier et difficile, durant lequel j’ai fait très peu de découvertes parce que mon cerveau avait à faire ailleurs. J’ai également écouté peu de musique puisque j’ai cessé d’utiliser le streaming audio pendant trois semaines — ce qui fera peut-être l’objet d’une prochaine newsletter — mais j’ai néanmoins éprouvé un véritable choc à l’écoute de hexed! d’aya, sorti le 28 mars sur Hyperdub. Il s’agit du second album de l’artiste britannique, qui met à jour ses traumatismes et ses addictions dans un mélange de sonorités hardcore, noise et expérimentales et de poèmes cathartiques qui vont jusqu’au hurlement, permettant à aya de déconstruire avec beaucoup de force et de courage l’ensemble de ses mythes personnels et mécanismes de défense. Une chose est sûre : personne ne sort indemne de l’écoute de cette rave infernale et libératrice qu’est hexed! et on abandonne peut-être quelques lueurs d’espoir en chemin mais on en revient également enrichi·e et bouleversé·e (mention spéciale à la pochette de l’album, qui semble déjà bien partie pour être la plus géniale de 2025, voire de ces dernières années).
★ J’ai été interpellée par la lecture récente de L’Étang de Claire-Louise Bennett (Éditions de l’Olivier, 2018), traduit en français par Thierry Decottignies. Il s’agit d’un livre indescriptible et difficile à résumer, dont le propos initial avait tout pour me plaire — une jeune femme solitaire et énigmatique s’absorbe dans l’entretien de sa maison, les paysages naturels qui l’entourent (parmi lesquels on retrouve le fameux étang du titre) et de menus détails du quotidien. Le livre se découpe en 20 chapitres, dépourvus de liens les uns avec les autres et racontés à la première personne par une narratrice qui se laisse tellement engloutir par le petit monde qui l’entoure qu’elle semble détachée de son intériorité. Cela donne lieu à une expérience de lecture déroutante, parfois énervante mais néanmoins spéciale, souvent à la limite du poème en prose comme le montre ce très court chapitre intitulé “Poêlée” :
Je viens de jeter mon diner à la poubelle. Je savais pendant que je le préparais que j’allais le faire,
alors j’y ai mis toutes les choses que je ne veux plus jamais revoir.
★ J’ai été très touchée par la série “Krush Landing on Me” de Dominique Gonzalez-Foerster, dont les 3 épisodes sont disponibles sur la chaîne Youtube de Blow Up. L’artiste et réalisatrice y relate son obsession pour les séries coréennes, notamment pour des acteurs comme Hyun Bin ou Lee Sun Gyun, et les photos qu’elle prend de son écran d’ordinateur pendant ses visionnages, à toute heure du jour ou de la nuit. Cette documentation à la fois tendre et mélancolique de presque deux années passées en Corée du Sud par le biais de la fiction et des acteur·ices, qui forment une constellation délicate entre une multitude de films et de séries, m’a particulièrement émue.

Dominique Gonzalez-Foerster
Je clos cette longue newsletter en vous laissant en compagnie de ce morceau entêtant et magique, qui m’a accompagnée pendant une partie du mois d’avril ☆
Merci d’avoir lu cette newsletter et de vous y être abonné·e à nouveau suite à mon impossibilité de publier quoi que ce soit via la précédente, qui restera lisible malgré tout. Rendez-vous début juin dans vos mails pour la prochaine newsletter :)

