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Éprouver physiquement la musique
Nostalgie des CDs et des bibliothèques digitales

Je n’ai pas toujours dépendu des services de streaming pour écouter mes albums ou artistes favori·tes. Avant de souscrire à l’offre étudiante Spotify, j’utilisais un iPod rempli de fichiers MP3 provenant d’une bibliothèque digitale commencée à mon entrée en sixième. Pendant mes années de collège et de lycée, je passais mes week-ends à télécharger ma musique pour la semaine à venir et à préparer mes playlists en avance. Je gravais également des compilations thématiques sur CD afin de pouvoir les écouter sur ma petite chaîne hifi.
Durant mes années d’adolescence et de début d’âge adulte, j’ai également beaucoup acheté, récupéré ou emprunté des vinyles, des cassettes ou des CDs. Cette période correspondait au retour en force du vinyle, puis de la cassette, et à une certaine fascination pour les années 80, véhiculée par des genres musicaux tels que la vaporwave. Je me souviens ainsi d’avoir écouté mes vinyles des Cure ou d’Echo & The Bunnymen en regrettant de ne pas avoir la même insouciance que mes parents durant leur adolescence. Je plaide volontiers coupable pour les excès de nostalgie que j’ai commencé à pratiquer dès mon plus jeune âge, mais cette soif désespérée de retourner dans un passé idéalisé était liée à autre chose, qui n’était autre que le fait d’éprouver les objets dans leur matérialité, qu’il s’agisse de disques, de cassettes, de DVDs ou de tirages argentiques, quand on avait passé des heures à jouer à des jeux sur des écrans ou à se créer des refuges désespérément bidimensionnels.

Compilations (2013-2015)
Et puis, les années ont passé. J’ai fini par succomber aux mirages de l’abonnement étudiant Spotify — ce qui correspondait ironiquement au moment où j’ai commencé à m’intéresser aux fanzines et aux labels indépendants. Sur le moment, j’ai eu l’impression de toucher le gros lot. Je me disais que je pourrais enfin me concentrer exclusivement sur la musique et gagner du temps pour en découvrir, sans avoir à me soucier des à-côtés, notamment le fait de passer mon dimanche soir à trier mes morceaux. Je ne me doutais pas que cet abonnement à une plateforme de streaming audio me mènerait, lentement mais sûrement, à une forme de dégoût pour quasiment tout ce que j’écoutais et à l’impression d’être enfermée dans un cercle où je finirais par me contenter de cliquer sur le profil d’un·e artiste qui me renverrait à d’autres, dans une sorte d’arborescence dépourvue de nouveauté et de surprise.
2021 et 2022 ont été les années où j’ai le moins écouté de musique de toute mon existence et j’ai longtemps attribué cela à certains états traversés durant cette période. Ce n’est que très récemment que j’ai fait le lien entre mon absence totale d’envie de découvrir de nouvelles choses dans ce domaine et mon utilisation intensive de Spotify, qui avait pris le pas sur mes rituels en matière de digging et de lectures liées à la musique. Et ce cercle vicieux a globalement duré jusqu’à l’année dernière, qui a correspondu au moment où j’ai repris les lectures sur le sujet et commencé à écouter la radio londonienne NTS au moins quelques fois par semaine, alors que je l’avais toujours fait sporadiquement par le passé. Cette habitude a constitué un tournant dans le lien que j’entretenais avec la musique. J’ai fini par retrouver ce dernier en ayant affaire à des sélections faites par des humain·es, qui ne me plaisaient pas forcément sur tous les plans mais qui avaient le mérite de faire évoluer mes goûts, aussi bien dans mon écoute personnelle qu’au niveau de la musique que je sélectionne pour mes mixes — car je n’écoute pas toujours les genres ou les morceaux qui y figurent dans ma vie quotidienne et vice-versa.
Sans NTS et d’autres radios, je n’aurais probablement jamais caressé l’idée d’abandonner l’écoute de musique via des services de streaming. Je n’aurais sûrement pas repensé avec autant de nostalgie à ces années passées à écouter des fichiers digitaux sur mon iPod ou à copier des compilations dont j’illustrais parfois la pochette, en écrivant les tracklists avec soin. Écouter un album de 45 minutes était devenu un acte abstrait et machinal, de même que le fait d’avoir accès à une infinité de discographies et de morceaux. La matérialité et la valeur affective de la musique me manquaient même si je demeure une membre de la génération Z, qui pleure la supposée période bienheureuse où les fichiers digitaux avaient toute leur importance et où internet n’était pas dominé par les algorithmes, parce que je ne sais pas quel goût avait l’avant. Et je suis encore plus triste quand je pense aux adolescent·es d’aujourd’hui, qui auraient aimé grandir avec les hits d’EDM de ma “génération” et qui se désespèrent parfois de ne pas avoir connu l’avènement du MP3. Je me demande ce qu’il restera de tangible quand on ne pourra même plus se raccrocher à des fichiers digitaux, mais c’est encore un autre sujet.
Après avoir visionné de nombreuses vidéos Youtube de personnes excédées par l’absence d’éthique de Spotify (1) qui reprenaient l’écoute de musique sur un lecteur MP3, j’ai décidé de me lancer également dans cette expérience au mois d’avril. La première étape a été de supprimer Apple Music puis de me remettre à écouter des albums via Youtube ou Bandcamp tout en faisant des recherches pour acquérir un lecteur MP3 d’occasion. Spoiler alert : mes recherches du lecteur MP3 idéal ont abouti à une impasse, puisque je ne trouvais pas les modèles qui m’intéressaient sur des sites d’occasion et que mes options se résumaient à commander des produits neufs sur Amazon ou sur des sites de hifi chinois, et à dépenser parfois plusieurs centaines d’euros pour avoir le stockage et les fonctionnalités qui m’intéressaient. Je ne me voyais pas abandonner les services de streaming pour des raisons politiques et personnelles pour commander un produit neuf, dont la fabrication et le transport avaient un coût social, environnemental et éthique faramineux. J’ai donc remis ce projet à plus tard, avec beaucoup de regrets.
Néanmoins, ces semaines passées à écouter de la musique sans plateforme de streaming m’ont aidée à retrouver une écoute active. Même si je me suis vue forcée d’y revenir en installant TIDAL, j’ai retrouvé l’habitude d’aller lire des critiques d’albums chaque semaine, de faire des recherches sur ce qui vient de sortir au lieu de simplement écouter les playlists de recommandations personnalisées et de lire à nouveau beaucoup sur la musique. Je préfère également en écouter moins mais le faire de manière plus attentive, en savourant les pistes de chaque album écouté en boucle. Dans un monde où nous avons accès à des catalogues infinis de manière quasi illimitée, le meilleur moyen pour ne pas se trouver saturé·e est parfois d’aller fouiller dans les compilations qui prennent la poussière sur sa chaîne ou de s’acheter un vieux Walkman sur un stand de vide-grenier. Pour éprouver à nouveau la musique de manière physique ainsi que le passage du temps et se rappeler qu’il existe, aujourd’hui encore, d’autres mondes possibles que les algorithmes.
(1) Pour rappel, Spotify est l’une des plateformes de streaming qui rémunère le moins ses artistes — en plus de mettre ces dernier·es en concurrence avec des sons d’ambiance générés par l’IA 🙃 Sur Spotify, les artistes sont rémunéré·es environ 0,0030 centimes d’euros par stream. Depuis fin 2023, ce système ne profite plus qu’aux artistes les plus écouté·es et connu·es puisque ces dernier·es doivent avoir atteint au moins 1000 streams durant les 12 mois précédents pour toucher cette rémunération dérisoire. Si vous souhaitez en savoir plus sur l’utilisation de l’IA par Spotify et l’influence de cette dernière sur nos goûts et habitudes musicales, n’hésitez pas à vous procurer l’essai Mood Machine: The Rise of Spotify and the Costs of the Perfect Playlist de Liz Pelly (Simon & Schuster, 2025). Je vous renvoie également à cet article d’Hubert Guillaud, qui propose une synthèse passionnante des propos de Liz Pelly.
Nouvelles du mois
☆ J’ai posté un mix spécial été la semaine dernière (sûrement le plus pop de tous ceux que j’ai mis en ligne sur Soundcloud 😋) Il s’agit à la fois d’un soundtrack estival et d’une tentative de se souvenir que chaque moment, qu’il soit précieux ou banal, est voué à disparaître et à nourrir le fleuve de la nostalgie s’il n’est pas vécu en adéquation avec l’instant présent.
Quelques recommandations culturelles
★ Ce mois-ci, j’ai écouté quotidiennement un album merveilleux, que j’avais manqué lors de sa sortie sur le label Harsh Riddims en 2021. Il s’agit de True Beauty de Toni, un mélange intense entre dream pop, shoegaze, RnB et dub, pour ne citer que quelques-unes des influences qui sautent aux oreilles à l’écoute de ce superbe disque, qui se clôture sur un épilogue de 10 minutes aux accents vaporeux et ambient, laissant place à des instruments à cordes à la toute fin. Il s’agit d’un album qui touche véritablement en plein cœur, aussi bien du point de vue des paroles que des sonorités, et je ne saurais trop en recommander l’écoute aux âmes sensibles, surtout si ces dernières sont fans de Cocteau Twins et d’A.R. Kane (l’un des meilleurs groupes de shoegaze des années 80/90 selon l’humble avis de la personne qui écrit ces lignes, sans oublier que le duo formé par Alex Ayuli et Rudy Tambala est l’inventeur du terme “dream pop”).
Fancy That, la deuxième mixtape de PinkPantheress sortie le 9 mai dernier, n’a pas non plus quitté mes oreilles ce mois-ci. Vous en avez sûrement déjà beaucoup entendu parler ailleurs donc je ne vais pas me montrer trop longue dans cette newsletter, mais PinkPantheress fait indéniablement partie de mes artistes pop contemporain·es préféré·es, que ce soit au niveau de ses lyrics à la fois poétiques et cunty, de ses productions, qui témoignent d’un intérêt immense pour la dance music des années 90 à 2000 (UK garage, jungle, drum’n’bass…) et de son univers visuel. Je vous renvoie à la critique de Harry Tafoya pour Pitchfork, qui liste (entre autres) les samples et inspirations musicales de ce disque génial, qui vont de Underworld à Basement Jaxx.
★ J’ai été très intéressée par la lecture de l’essai Walkscapes. La marche comme pratique esthétique de Francesco Careri (tr. Jérôme Orsoni, Actes Sud, Babel, 2020). Dans cet ouvrage, l’auteur, architecte et cofondateur du collectif Stalker — qui effectue des marches à travers les espaces de “vide urbain” — propose une histoire détaillée de la marche comme pratique artistique et transformatrice, des mouvements surréalistes et dadaïstes au land art, en passant par les situationnistes et leurs cartes psychogéographiques de Paris. Une lecture passionnante et nécessaire puisqu’elle rappelle l’urgence de se sentir relié·e aux paysages dans lesquels on évolue, y compris (et surtout) lorsqu’il s’agit de friches ou d’espaces laissés à l’abandon.
★ Je n’ai pas visionné beaucoup de films en juin mais je continue (doucement) mon exploration de la filmographie de Hirokazu Kore-eda, dont je vous parlais déjà le mois dernier. J’ai beaucoup apprécié I Wish (2011), qui raconte la séparation entre deux jeunes frères suite au divorce de leurs parents et leur décision d’accomplir un voyage initiatique avec leurs ami·es, espérant que ce périple exaucera leur vœu d’être à nouveau réunis. Il se passe à la fois beaucoup et peu de choses dans ce film subtil et délicat, filmé à hauteur d’enfant. Entre drame familial et coming of age movie aux ressorts comiques et mélancoliques, I Wish évoque aussi bien l’abandon de certains rêves et d’un idéalisme propre à l’enfance que l’importance de l’amitié et de la famille choisie, un sujet qui revient très souvent dans l’œuvre de Kore-eda.
Comme d’habitude, je clos cette newsletter en musique avec ce (futur) tube de l’été de Sophia Stel, aux accents planants et dansants comme on aime <3
Merci d’avoir lu cette newsletter (qui arrive exceptionnellement le dernier lundi du mois) ! N’hésitez pas à la faire vivre en la partageant autour de vous °❀
Cette newsletter prend quelques vacances mais vous recevrez un format hors-série début août, consacré à des recommandations culturelles estivales.
Passez un bel été ⋆⁺₊⋆ ☀︎ ⋆⁺₊⋆

