Distant Lights

À la recherche du réconfort avec Burial

Septembre est passé à la vitesse de la lumière sans que j’aie réellement eu l’impression d’être actrice de quoi que ce soit, en dehors de certains projets qui ont permis d’inverser cette tendance (cf les (belles) nouvelles du mois). Par conséquent, j’ai ressenti le besoin de me réfugier à nouveau dans des œuvres connues et aimées, qu’il s’agisse de livres ou d’albums, aussi bien pour donner du sens à certaines choses que pour tenter de renouer avec une concentration qui s’est faite désirer ces dernières semaines. C’est ainsi que je me suis replongée dans la discographie de Burial.

Pour celles et ceux qui ne seraient pas familier·es avec ce dernier, Burial, ou William Emmanuel Bevan de son vrai nom, est un célèbre musicien londonien, longtemps resté anonyme, qui produit de la musique électronique aux influences multiples, à commencer par le UK garage ou le dubstep. Il est sûrement l’un des premiers noms qui vient à l’esprit quand on songe au fameux label Hyperdub, fondé par Kode9 en 2004. À ce jour, Burial a sorti deux albums sur Hyperdub, Burial en 2006 et Untrue en 2007, ainsi que de nombreux EPs et collaborations avec des artistes et groupes tels que Massive Attack ou Four Tet. Ses morceaux apparaissent également dans de nombreux·ses longs-métrages et séries. Pour ma part, je me souviens d’avoir découvert sa musique quand j’étais en troisième, par le biais du morceau “Loner”, présent dans l’épisode final de la saison 6 de Skins (les vrai·es savent que la troisième génération de Skins est ce qu’il y a pire dans la série mais le soundtrack reste excellent jusqu’au bout, en témoigne la BO de cet épisode, que j’avais saignée des semaines durant sur mon iPod). Lorsque j’écoutais “Loner”, je me souviens que ce morceau me provoquait un effet bizarre, entre la peur et l’euphorie. J’avais 14 ans, une expérience quasi nulle de la musique électronique en dehors de l’EDM et un temps de cerveau disponible des plus limités quand il fallait écouter des morceaux dépassant les 3 minutes 30 mais quelque chose de difficile à mettre en mots faisait que je revenais souvent à ces 7 minutes 28 de samples vocaux effrayants (le fameux “there is something out there” du début) puis envoûtants, d’arpèges de synthés euphoriques qui donnaient l’impression de tournoyer dans les airs et d’avalanches de sons et de textures, qui évoquent aussi bien le bruissement d’un vinyle qui tourne sur une platine que les crissements des glitch.

Avec le temps, la musique de Burial est également devenue synonyme de calme et de réconfort. Untrue était souvent l’album qui m’accompagnait lors de mes visites à Paris, lorsque le TGV entamait la dernière partie de sa course vers la Gare de Lyon et qu’il fallait ensuite me précipiter vers le métro. J’avais besoin de morceaux qui pouvaient se superposer aux bruits d’une ville trop dévorante pour moi, tout en me permettant de me plonger dans une bulle.

Burial par Georgina Cook

Ce mois-ci, Burial était parmi les premier·es artistes auxquel·les j’ai pensé, quand j’ai eu besoin de me réfugier dans la musique comme dans un cocon, alors que je me trouvais en état de surcharge et absolument pas en mesure d’écouter des genres tels que la pop, le rap ou l’indie rock. Je me suis donc replongée dans Burial, Untrue et les EPs comme on s’enroule confortablement dans une couverture après une journée épuisante et cela m’a donné l’occasion de réfléchir plus attentivement à sa musique et la raison pour laquelle cette dernière me touchait autant, en dépit de son aspect souvent sombre et désœuvré, voire inquiétant (attention, analyse 100% subjective et personnelle à venir dans les prochains paragraphes, je ne prétends pas ajouter ma pierre à l’édifice des nombreux textes critiques qui ont été écrits sur l’œuvre de Burial !)

Les morceaux de Burial contiennent avant tout une charge émotionnelle très forte, en raison de l’utilisation subtile d’une multitude de samples superposés, qui vont venir briser la glace ou éloigner temporairement les ténèbres, parfois pendant un temps très court, comme la voix d’Aaliyah dans “In McDonalds” ou le déchirant “whose fault no one but myself”, samplé dans “Broken Home” et provenant du morceau “Just One of These Days” de Sizzla. J’ai passé de nombreuses années à collectionner les lyrics des morceaux de pop, de rock, de rap ou de folk et à me rattacher avant tout aux mots pour ressentir une émotion en écoutant de la musique. Depuis 2020, je m’en éloigne parfois, en raison d’une relation amour/haine avec le langage, et j’apprécie de plus en plus de me laisser emporter par les tricks mis en œuvre par les producteurices de musique électronique afin de bouleverser les auditeurices sans le secours de la parole. Les samples utilisés par Burial sont particulièrement touchants, car ils témoignent d’un intérêt profond pour une grande variété de registres musicaux (qui rappelle une fois de plus que les musiques électroniques trouvent leur source dans une multitude de genres, tels que la soul, le funk ou le krautrock). Chez Burial, on retrouve aussi bien des samples de Ciara que de Wolf Alice, The Stone Roses ou Alva Noto et Ryuichi Sakamoto et plus le temps passe, plus je réalise que les artistes qui me touchent le plus sont celleux qui ne dressent aucune hiérarchie entre les genres musicaux et dont les coups de cœur et influences vont tellement dans tous les sens que cela rend leur musique aussi riche qu’indescriptible.

En réécoutant Burial, je me suis également souvenue d’une citation extraite du Roseau révolté de Nina Berberova, qui me revient parfois en tête avec un mélange de tristesse et de connivence :

Ils me font pitié ceux qui, en dehors de leur salle de bain, ne sont jamais seuls.

Le roseau révolté, Nina Berberova (tr. Luba Jurgenson, Actes Sud, 1994)

Loin d’être aussi radicale que la protagoniste de ce très beau roman, car chacun·e est libre d’éprouver sa solitude, choisie ou subie, comme iel le souhaite, je réalise de plus en plus que j’ai tendance à me tourner en premier lieu vers ces artistes qui expérimentent l’isolement en dehors des murs de leur salle de bain. Quand j’écoute Burial, je perçois la fascination d’une personne qui n’a connu les raves que par l’intermédiaire de son grand-frère et qui s’est attaché à recréer cette euphorie et cette ambiance par la musique, comme il le raconte à Mark Fisher dans une interview pour The Wire en 2012. Il y a quelque chose d’intensément émouvant et fascinant dans cette idée de s’approcher par la création musicale de quelque chose que l’on n’a jamais connu et que l’on ne connaîtra jamais, le tout dans l’anonymat le plus total et en passant des heures sur SoundForge dans l’intimité de son intérieur. Dans un chapitre de l’ouvrage collectif Chill. À l’écoute de la détente, de l’évasion et de la mélancolie (Audimat Éditions, 2022), Victor Dermenghem s’attarde longuement sur ces nouvelles musiques électroniques apparues dans les années 2010, qui sont souvent l’œuvre de bedroom producers (Malibu, Torus, Ssaliva…) et semblent détachées des clubs qui étaient les lieux de ralliement de celles qui les ont précédées :

Pour toute génération bien trop jeune pour avoir vécu dans les années 1990, la club culture est avant tout un passé que l’on fantasme. En tant que culture globalisée, elle est aussi un ensemble de références communes qui transcende les espaces culturels et permet de faire corps. S’il lui arrive d’être diffusée en club, cette musique est avant tout domestique. Elle s’échange sur le web et s’écoute au casque plus qu’elle ne se danse à plusieurs.

“De Mr Mitch à Malibu. Nouvelles musiques électroniques pour jeunes gens sensibles”, Victor Dermenghem in Chill. À l’écoute de la détente, de l’évasion et de la mélancolie, Audimat Éditions (2022).

Si William Bevan est né en 1979 et a vécu son adolescence dans le contexte d’effervescence inhérent à la scène rave britannique des années 90, sa musique s’en trouve toujours légèrement déconnectée, comme si elle avait un temps de retard ou d’avance par rapport à cette dernière. Comme si elle ne s’adressait pas vraiment aux personnes qui aiment danser jusqu’à 7h du matin mais plutôt à celles et ceux qui, pour une raison ou une autre, préféreront savourer ses morceaux dans l’intimité de leur casque, dans un bus de nuit en regardant défiler les lumières blafardes, dans l’espace rassurant de leur logement ou en traversant des zones industrielles insipides. Car c’est aussi cela, la musique de Burial. Redonner leurs lettres de noblesse à des lieux jugés insignifiants, potentiellement glauques ou inutiles, loin des lumières vives, de la foule et de l’agitation. Quand on vit dans un endroit où la campagne est grignotée par les zones commerciales, cette fascination à l’égard de la banalité d’un quotidien gris, éloigné de l’étourdissement des grandes villes, est forcément évocatrice, même si la musique de Burial demeure étroitement liée au sud de Londres et prend le parti d’ausculter cet environnement urbain.

L’histoire ne dit pas si William Bevan est réellement seul en dehors de sa salle de bain. Peut-être n’en est-il jamais vraiment sorti et qu’il cherche à transcrire les sons et les émotions qui l’animent depuis son appartement, à travers une banque à jamais illimitée de sons et de morceaux qui le projettent toujours plus à l’écart du réel. En tout cas, il est certain que sa musique est la bande-sonore idéale pour les personnes qui parviennent difficilement à quitter leur propre salle de bain afin de se confronter à l’autre dans toute sa matérialité.

Nouvelles du mois

☆ La série d’interviews débutée en novembre dernier sur mon blog a repris du service ! J’ai eu la joie et l’honneur d’interviewer Manon Torres, l’une de mes plumes préférées, dont j’ai découvert les superbes textes sur la musique grâce à Pauline Le Gall, qui nous a mises en contact (). La lecture de ses textes sur son rapport à l’écriture, les goûts qui nous suivent (ou non) depuis l’adolescence ou son écoute de musique m’a autant inspirée que parlé profondément et donné l’impression de retrouver une personne que je connaissais très bien, alors qu’on avait très peu échangé ensemble. Dans cette interview, elle évoque (entre autres) la création de son blog et de sa newsletter, son rapport au digging et toutes ses très chouettes activités dans le domaine musical. Je vous encourage à aller lire ses mots et à la lire, tout court.

☆ J’ai enregistré un mix dédié au jardin, entre ambient, field-recording, pop et electronica, qui a été diffusé sur Ola Radio en juin et début septembre. La rediffusion est disponible sur leur Soundcloud si vous souhaitez le réécouter !

Quelques recommandations culturelles

Mirror City - Dasom Baek (Métron Records, 2023), un superbe crossover entre ambient et minimalisme orchestré par la compositrice Dasom Baek, qui joue du Daegeum et du Sogeum, des flûtes traditionnelles coréennes. Vous pouvez découvrir la chronique de ce très beau disque sur mon blog de recommandations musicales.

Le Petit Chat et Moi, Pauline Le Gall (Philippe Rey, 2024) : Je mentionnais ci-dessus le nom de Pauline, une autre de mes plumes préférées, dont je me réjouis toujours de lire les articles pour Les Inrocks, son blog, sa newsletter ou ce livre, relu ce mois-ci, qui évoque le deuil du chat avec qui elle a partagé onze ans d’existence. Peu d’œuvres abordent la mort de façon aussi subtile et originale, tout en faisant des liens avec la littérature, la musique ou le cinéma. En filigrane, c’est aussi un livre qui parle de cette place que l’on passe parfois des années à se chercher, et que l’on peut trouver dans les yeux bleus d’un chat, dans le confort de relations qui nous sont chères et dans le désordre de ses carnets et documents Word. Le Petit Chat et Moi est de ces livres pour lesquels il est difficile de trouver les mots, tant il s’agit d’une lecture précieuse, unique, et disons-le franchement, bouleversante, alors je préfère vous en partager une citation et vous encourager chaudement à vous plonger dans ce livre.

Dans les journées monotones d’écriture, on voit le chat comme une mer d’huile, qui ondoie à peine. Des êtres d’habitudes cherchant d’autres êtres d’habitudes. Le calme qui appelle le calme. Pour apaiser en silence les tempêtes qui s’agitent en nous. Pour pouvoir raconter nos remous, il faut, pour moi, que tout dorme en surface.

Le Petit Chat et Moi, Pauline Le Gall (Philippe Rey, 2024)

“Méta Make-Up” - Fashion Quiche : J’ai enfin rattrapé cette série sur la chaîne Youtube de Fashion Quiche, dont je suis le travail toujours passionnant, fouillé et pointu sur les liens entre mode, philosophie, sciences humaines et société depuis près de 4 ans. Dans ces vidéos où elle se maquille face caméra, cette dernière se permet d’évoquer des sujets qui lui sont proches et lui tiennent à cœur, avec peu de montage et une structure différente de ses vidéos-essais. Elle y questionne — entre autres — son rapport personnel à la mode et à son apparence, évoque également son expérience du SOPK (syndrome des ovaires polykistiques), dont l’hyper-pilosité est l’une des (nombreuses) conséquences, mais aussi de femme sur internet. Un visionnage inspirant, brillant et absolument nécessaire <3

Comme d’habitude, je conclus cette newsletter en musique en vous laissant en compagnie de ce morceau de Cat Power, que j’ai beaucoup écouté ce mois-ci.

Prenez soin de vous en octobre et rendez-vous début novembre dans vos mails ✶⋆.˚